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Imprudences


Noël 2004, Anne devant son ordinateur, devant le massif du Mont Blanc. (Photo de Jean Philippe Azaïs).

Ci dessous un extrait de " Beaucoup d'imprudence ", livre de Jacques Bounin, Commissaire de la République à Montpellier à la libération :

A Montpellier, mon isolement a aussi retardé la venue de mes collaborateurs. Dans mon propre cabinet, je m'entoure d'éléments du corps préfectoral. Quand je les noterai, je leur attribuerai comme opinion politique : tripartite (coalition des trois partis au pouvoir). On me demande aussi d'apprécier leurs épouses. De l'une d'entre elles j'écris: « Seconde l'administration de son mari avec un zèle qui n'est pas toujours apprécié des populations. »

Quand je choisis des éléments extérieurs, je les choisis pro­ches de l'action clandestine. En fait, mon cabinet a toujours été composé d'un directeur de cabinet, Kielholtz d'abord, puis Francis Laborde. Tous les autres étaient des chargés de mission qui se partageaient les tâches et remplissaient l'un ou l'autre, les différentes fonctions.

Je vais les citer tous; les ayant fait marcher à un train d'enfer, je leur dois cet hommage.

Ainsi Alexandre Stirn, il est d'une famille où l'on finit par être préfet de père en fils. Je le loge, lui et les siens très nom­breux, dans l'appartement de Jacques de Baroncelli, qui est heureux de les accueillir.

C'est Stirn qui me racontera par la suite cette anecdote: le débarquement du 6 juin 1944 est commémoré chaque année en Normandie sous la présidence d'un invité illustre. En 1949, c'est le tour du maréchal Montgomery, qui exprime le désir de passer une nuit au château de Creulet, dans le parc duquel il a campé lors du débarquement. Pressentie, la propriétaire de Creulet, Mme de Druval, se montre extrêmement réticente, et finit par expliquer son hostilité : le maréchal a, à l'époque, emporté un vase de nuit, volé dit-elle dans le château. Ce pot de chambre était une précieuse relique, ayant été utilisé par Louis XVI à la prison du Temple.

Il y a Anne-Marie Ancelin, prometteuse, qui me fait con­naître les techniques modernes de sondage d'opinion publique; Yvonne Paoli qui est maintenant secrétaire du groupe socialiste à l'Assemblée Nationale; le philosophe Henri Lefèvre pendant quelque temps : c'est volontairement que j'ai pris dans mon équipe un communiste, et j'avais le choix entre lui et Albert Soboul, historien, qui m'apprend qu'à l'époque de la Révolution française, les « citoyens actifs » n'ont été, à Paris que quelques milliers. Cela m'aide à mieux comprendre ce qui se passe autour de moi.

Combien y avait-il de citoyens actifs à Montpellier. Si je prends le parti communiste, ils n'étaient qu'une poignée. Un d'entre eux m'a dit qu'ils étaient treize ... Les socialistes et les modérés actifs ne devaient pas être plus nombreux.

Beaucoup de mes collaborateurs directs, Broue, Collot, Laborde, Orsetti, Stirn ont brillamment réussi par la suite comme préfets et super-préfets. Jean-Jacques Kielholtz, mon premier directeur de cabinet, qui ne se tenait plus de retourner dans son Alsace, est devenu directeur des Dernières Nouvelles de Strasbourg. Au total, dans ma région, au temps de Vichy, il y a eu trente-huit fonctionnaires de l'administration préfec­torale. Au débarquement, trente-six sont épurés. Sur ceux que je nomme pour les remplacer, deux communistes: les sous-­préfets Spadale et Egretaud.

Dans mon entourage, Georges Sadoul remplace quelque temps Noguères, qui s'est heureusement évadé des mains alle­mandes. Georges Sadoul, après avoir pensé fonder un hebdo­madaire littéraire, Les Etoiles, retourne vite à son œuvre de titan: L'Histoire du cinéma.

On me dit que les Pyrénées-Orientales, avec qui les liaisons sont très difficiles, n'ont pas de préfet. J'envoie Egretaud pour occuper éventuellement le poste. Il part haut le pied, sur une locomotive. En arrivant, il constate que mes renseignements étaient erronés. Latscha, dont le comité départemental de libéra­tion m'a fait ratifier la nomination, est à son poste. Je l'y main­tiens, et confie à Egretaud la sous-préfecture de Villefranche-de-Rouergue.

Henri Noguères, revenu, est très sensibilisé sur la question des Pyrénées-Orientales dont son père, Louis, est député. Le père et le fils ont des allures de mousquetaires, ce qui me fait appeler Henri Noguères «Vingt ans après ». Je leur donne l'impression d'avoir soufflé la place du fils et d'avoir proposé comme préfet un communiste qui aurait risqué de ne pas rem­plir son rôle à la satisfaction du père.

Cela ne commence pas bien entre nous, d'autant que dès son arrivée il vient dans mon bureau et me déclare : « Il y a des textes sur la presse qui viennent de me parvenir: aucun journal ne peut paraître sans autorisation. Or il y en a un, vendu dans les rues de Montpellier, qui ne remplit pas ces conditions; je vous demande de le faire saisir. » Je lui donne immédiatement mon accord de principe. Il n'y a qu'un ennui : ce journal, c'est Le Travailleur du Languedoc, hebdomadaire du parti commu­niste. N'ayant pas cessé de paraître dans la clandestinité, il est heureux d'imprimer au grand jour.

Cela s'arrange avec Noguères et sa femme, qui apportent beaucoup de bonne humeur à la popote de la préfecture et veulent bien prendre en considération la fatigue que m'imposent des tablées trop nombreuses. Ils y mettent un terme et, désor­mais, je ne sortirai et ne recevrai que pour les cérémonies officielles.

Mes relations avec les socialistes prendront, avec le temps, une tout autre forme, et des hommes comme Louis Noguères, Paul Ramadier, Jules Mach, voudront bien reconnaître que j'ai fait mon devoir.

Dans le Gard, un sénateur, Eugène Bruguier a voté « non » à Vichy. Après diverses tribulations sous l'occupation, il espère être à la Libération, nommé maire de Nîmes. Son fils, Michel Bruguier (commandant Audibert), chef des F.F.I., est commu­niste, son frère également. Le père est très fier du commandant Audibert, mais n'encaisse pas ses idées politiques, et il s'ima­gine que j'ai par perversion, converti ses deux fils. Or, je ne les ai à l'époque jamais vus.

Dans l'Aude, Guille et Vals, leaders socialistes, sont des gens de mon âge, et avec eux jamais aucun problème. Je songe à ces histoires et aux changements d'opinion politique étrange­ment survenus chez les uns et les autres : tout cela est comique.

Parmi mes collaborateurs, les chassés-croisés effectués, leur conservent toujours à peu près le même éventail politique.

Les deux journaux quotidiens de Montpellier sont attribués, l'un au Front national : La Voix de la Patrie, directeur Mar­don; l'autre : Le Midi libre, sous la direction de Belon et Bujon, va aux M.U.R., et prendra le développement que l'on connaît.

Belon, qui est roumain, me demande, pour lui et sa secrétaire de l'époque également étrangère, la naturalisation. Je consulte le conseil juridique dont je me suis entouré avec à sa tête un éminent professeur de droit, Antonelli, qui répond que cela dépasse mes pouvoirs. Je rapportai la réponse à Belon qui me dit: « Faites-le toujours, cela ne pourra que nous aider. » Ce fut, paraît-il, le cas.

Au moment où je prends mes fonctions, il n'y a pas d'aéro­port à Montpellier et le téléphone ne fonctionnera qu'au bout de deux mois. Pour aller en chemin de fer à Paris, on va prendre son wagon à Narbonne. Le port de Sète ne voit arriver de bateau qu'au bout de quelques mois. Le premier navire, qui apporte du ravitaillement américain, est si bien accueilli que, les difficultés de manutention aidant, sa cargaison est singu­lièrement allégée au passage. Craignant une réaction des auto­rités américaines, je me précipite chez le commandant de la base de Marseille. Je trouve le général Ratay qui coupe très vite mes explications : « Avant de venir ici, nous étions à Naples ! .. »

Les Civil Affairs, forme acceptable de l'A.M.G.O.T., sont coiffées par un Américain, Von Seegern. J'ai avec lui les rela­tions les plus courtoises et les plus agréables. Le jour où Mont­pellier apprend la mort de Roosevelt, il est étonné du deuil sincère de la population. Tous les jours, heureusement filtrés par Charmasson, les visiteurs affluent. Il y a ceux qui viennent d'Alger; ce sont les tout premiers: ils ont toujours la lettre de recommandation qu'il faut. Ils viennent, Thénardiers de la victoire, renifler les pla­ces vacantes. J'affiche malheureusement complet partout et les renvoie un peu plus loin continuer leur tournée. A la fin, ils accepteraient un bureau de tabac si on pouvait le leur donner.

Les visiteurs des régions voisines sont toujours accueillis par moi-même ou mes collègues de la zone sud de la même ma­nière : « Ah ! vous venez de telle région ... Pas très brillante, la situation ... »  Et on les interroge: « Ah ! vous allez dans telle autre région? J'aime mieux vous prévenir de ce qui vous attend ... »

Montpellier a une Université, glorieuse à juste titre de son passé. J'ai le plaisir et l'honneur de rappeler son recteur, Jean Sarrailh, que Vichy avait révoqué. L'Université de Montpellier était pour Pétain un foyer d'opposition au régime. Cela a com­mencé avec Pierre-Henri Teitgen, professeur de droit constitu­tionnel, qui a un tel succès en parlant de l'usage fait par Vichy de la Constitution, que toute la faculté de droit se presse à son cours.

Pierre-Henri Teitgen, à la grande joie des étudiants - car il a laissé, un grand souvenir - ouvrira, le 3 novembre 1944, la rentrée de l'Université. II fait un émouvant discours, terminant sur l'évocation des prisons allemandes qu'il a connues et d'où l'espoir n'a jamais disparu :

« Tous les matins, nous étions réveillés par la voix d'une jeune fille de France enfermée au secret dans une cellule de la prison, parce qu'elle avait continué de croire en la France; et tous les matins, cette Bernadette se mettait à la fenêtre de sa cellule et nous criait, d'une voix que je n'oublierai jamais, de sa voix enthousiaste, jeune et joyeuse : «  Courage à tous et belle vie ! »

« Et tous les soirs, d'une autre cellule de la prison de Fresnes, nous parvenait la voix d'un jeune séminariste, lui aussi au secret dans sa cellule, enfermé pour avoir cru en la France, celui-ci nous disait: « Vive la France! Que Dieu vous garde !

« Et la prison s'endormait sur ce dernier appel. »

Dans ma région, nous avons toujours eu, pour nous soutenir, l'exemple des huguenots réfractaires. Et à Aigues-Mortes Marie Durand a gravé dans le mur de sa tour : « Je maintiendrai ».

J'emmène le recteur Sarrailh à la réouverture des écoles libres. J'ai parlé de Mgr Brunhes. Il m'accueille adroitement, en me faisant comprendre qu'il est là non pas comme évêque, mai comme directeur de ses écoles.

A ce moment-là, j'ai placé dans l'enseignement libre, mon fils à l'Enclos Saint-François, où il prend la suite du fils de Lattre et du prince Rainier - du beau monde quoi ! Personnellement, après mon prix de catéchisme, je me suis mis à réfléchir et quelques années après, suis devenu agnostique; mais il me fallait mettre là mon fils, parce qu'il se produit quotidiennement au lycée de Montpellier un véritable scandale : un professeur arrive éméché dès le matin et déclenche la chienlit... J'ai demandé aussitôt à l'inspecteur d'académie qu'il soit mis fin à ses fonctions. Il me fait comprendre que cela ne se fait pas, et mon ami Pupponi, président des Intellectuels, d'ailleurs professeur remarquable et très respecté de ses élèves, se précipite en disant: « Dans l'enseignement, vous n'avez le droit de toucher à personne ... » Et il me donne comme argument que, dans son lycée, on s'est douté de ses activités sous l'occupation, mais qu'il n'a jamais eu l'impression de pouvoir être l'objet d'une dénonciation. Mais cela ne fait pas mon affaire, et, après négociations avec la famille de l'intéressé, je mettrai celui-ci en résidence assignée dans l'Aude.

Mes deux enfants vont d’ailleurs être pensionnaires dans des établissements religieux, puisque ma fille est pensionnaire à l’institut Alzon à Nîmes.

Naturellement les laïcs ont sursauté, et on me prépare une motion sur l'air: « Les fonctionnaires de la République doivent avoir leurs enfants dans les établissements de l'État. » L'encre n'est pas encore sèche que j'arrive chez eux et leur demande s'ils connaissaient le nombre d'enfants juifs protégés par les établissements confessionnels, et s'ils ont su où les professeurs d'État épurés par Vichy ont bien souvent trouvé des postes. Cela ne va pas plus loin.

Les évêques de ma région ont été vichyssois, comme la majo­rité du clergé français. Dans la Lozère, il faudra même dépo­ser l'un d'entre eux, Mgr Auvity, et le placer chez des bonnes sœurs de l'Aveyron. Mais il ne se résigne pas, tempête, bat le rappel des autorités ecclésiastiques, et, pour plus de sécurité, fait adresser son courrier à l'adresse d'une maison de fleurs et d'ornements d'église de Rodez, d'où on fait suivre .

J'ai eu un jour entre les mains la copie d'une lettre qui lui était envoyée. Elle m'a été transmise par le contrôle postal. Personnellement, je n'ai jamais demandé la surveillance du courrier de quiconque, mais nous étions en temps de guerre, et ces sondages étaient parfaitement normaux. On trouvera dans les annexes de ce livre, le texte complet de la lettre en question, où sont exprimées les positions de l'Église de France : pour défendre ses évêques, pour développer l'enseignement libre ... pour mesurer les concessions. Mais tout de suite, je ne résiste pas au plaisir d'en extraire quelques lignes :

 « […] Cependant, ajoute le nonce (il s'agit de Mgr Roncalli qui sera quelques années plus tard l'admirable pape Jean XXIII) il y a deux questions : celle de l'épiscopat qui me tient à cœur car les évêques sont mes frères, et celle de l'enseignement, qui me tient à la tête, parce qu'elle est en effet capitale et même plus importante que celle des évêques. D'ailleurs les deux questions sont soudées et liées intimement.

«  Croyez bien, et dites que, dans cette passe difficile, le pape, déjà informé par Mgr Valerio Valeri, qui connaît bien la France, et par la seule administration ecclésiastique de France, aura le dernier mot. Mais on ne peut préjuger encore quel sera ce dernier mot, et s'il y aura des sacrifices demandés. » Après avoir longuement cité le nonce, le signataire de la lettre continue :

« Le problème de l'enseignement est extrêmement délicat lui aussi. Le cardinal (Mgr Suhard) m'a raconté à ce sujet sa longue audience avec le général de Gaulle […] Si jamais les subven­tions sont maintenues, elles ne passeront jamais plus par les évêques. » […]

Anatole France a-t-il jamais mieux fait parler ses prélats?

Enfin, j'ai tenu à aller voir personnellement l'archevêque de Toulouse, Mgr Saliège, grande figure de la Résistance sous l'occupation. A mon retour, un compte rendu de cette visite est donné dans la presse régionale; je sais qu'il sera lu par mes évêques.

 Skipper bénévole, croisière voil